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Sous le lichen du temps

Extraits

Deux séries de poèmes en prose composent ici un ensemble au lyrisme feutré, mais tendu, expression d’une méditation sensible sur le temps et la mort. Deux séries que l’inquiétude traverse en ostinato, jusqu’à atteindre un point d’orgue qui ressemble à un apaisement. Se référant aux deux thèmes de l’œuvre, la métaphore du titre associe le jardin et le temps. Le premier, parce que voué à la renaissance cyclique du printemps, échappe au second, qui, invisible mais inexorable, habillé de signes matériels qui le rendent manifeste tout en le dérobant à notre expérience directe, est source d’interrogation.
[…]
« J’aurais voulu que la terre me retienne, que je devienne minéral et végétal pour vivre de la vie mystérieuse des choses qu’on croit inertes. » Ainsi s’énonce l’aspiration profonde de l’écriture dès le premier poème. Changer de règne pour échapper à la violence du monde, et surtout au temps. Vivre la vie d’une plante, plus lente, dont l’asymptotique croissance tendrait vers l’éternité. Le devenir végétal, bien différent en cela du devenir animal, est désir d’effacement en même temps que dilatation de l’être à la dimension du cosmos. C’est ainsi que, hantée par le regret d’antiques métamorphoses, Joëlle Gardes, nouvelle Daphné, devient hamadryade, échappant du même coup au sort des divinités mineures que le temps pétrifiant et l’oubli des anciennes croyances ont condamnées à orner les jardins de leur effigie immobile et mélancolique.

Félix Mairot, La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n°1128, mai 2015

Nos lecteurs connaissent les travaux de Joëlle Gardes, dont nous aimons à défendre la poésie et l’écriture sur la poésie. Poète, romancière, traductrice, poète agissante en revues, dans Phoenix par exemple, Joëlle Gardes est aussi universitaire et critique, on lui doit par exemple l’édition des correspondances de Saint-John Perse avec Paulhan (figure éditoriale tutélaire à nos yeux) et Caillois (que chacun gagnerait à lire/relire en cette époque trouble) chez Gallimard. Trois figures qui, au sein de Recours au Poème, ne sont pas anodines. La poète nous offre, avec Sous le lichen du temps, un double ensemble (Jardins de toute sorte ; Gouttes et lignes de temps) qui finalement n’en est qu’un (de mon point de vue). Des poèmes en forme de proses poétiques, accompagnés de belles photographies de Patrick Gardes. Le volume s’ouvre ainsi :

« De mes bras, j’ai entouré le tronc du vieil arbre et j’ai appuyé ma joue sur son écorce rugueuse. Immobile, j’ai tenté de percevoir la circulation de la sève, le cheminement des racines nourricières et l’avancée tranquille du temps. »

Je tiens que l’on devient poète au moment même où, posant la main sur l’arbre, murmurant avec lui, avec sa pensée intérieure, l’on saisit ces mots de la poète : « l’avancée tranquille du temps ». Car le poète se tient devant le précipice des temps quantifiés, s’en attriste et s’en amuse tout à la fois, sachant combien l’inscription de l’être est historiale et non historique. Comme l’arbre et la pierre. Tout le reste passe, le présent, comme toutes les névroses, et chacun des humains vivant/créant ces présents / névroses. Demeure cette tranquillité du temps qui suit son cours, sans nous, et ce qui en fait l’essence profonde : le Poème.

Ce même poème d’ouverture qui se prolonge ainsi :

« J’aurais voulu que la terre me retienne, que je devienne minéral et végétal pour vivre de la vie mystérieuse des choses qu’on croit inertes. ».

Car la mémoire de l’arbre, celle du monde, et la nôtre forme le métissage d’une même étoile. Nous sommes cette unité-là, réconciliée, celle-là même qui, à mes yeux, forme Poème. La poésie de Joëlle Gardes remet son lecteur à l’ordre, le long d’un axe vertical, et cette force retrouvée est un sacré cadeau offert par les mots de ce très beau livre. « Alors je suis devenue arbre, je suis devenue jardin », écrit la poète.

Matthieu Baumier, www.recoursaupoeme.com